
Mise en perspective
C'est au cours des années 90 que l'écrivain français Antoine Volodine, connu initialement pour ses ouvrages de science fiction, entame la construction d'un édifice littéraire à plusieurs voix qu'il nomme post exostisme. Avec la parution en 1998 de le Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Volodine affirme et théorise ses perspectives d'écriture et indique une liste d’auteurs post-exotiques, Elli Kronauer, Manuela Draeger, Lutz Bassmann, présentés comme des militants politiques emprisonnés qui délivreraient du fond de leur cellule d'ultimes témoignages de leur existence. Ces hétéronymes derrière lesquels se cache Antoine Volodine publient des textes faisant qu'« ainsi, à l’extérieur de cette fiction carcérale, en librairie, surgissent des ouvrages qui reflètent l’imaginaire, la mémoire et la culture de leurs auteurs, en même temps que les conditions d’étouffement et d’enfermement dans lesquelles ils ont été élaborés»1. Outre le fait de signer définitivement la disparition de l'auteur, la création de cette constellation d'écrivains post exotiques s'accompagne de recherches de formes nouvelles caractérisées par la brièveté : narrats, entrevoûtes, romances, Shaggås, haïkus,...
Dans Haïkus de prison, livre qui Avec les moines soldats, paru simultanément, est attribué à Lutz Bassmann, écrivain letton qui aurait passé plusieurs années en prison, « l’univers est celui de l’enfermement, de la déportation et de la mort, univers dans lequel on entre pour suivre le sort d’un narrateur et de ses compagnons de misère. Trois moments : Prison, Transfert, Enfer, qui constituent un récit brisé, ce qu’accuse la forme choisie, le haïku2 ». On retrouve dans cette oeuvre les thèmes privilégiés du post exostisme et leur traitement littéraire : « le rapport à l'histoire, aux échecs des révolutions du XXème siècles, aux guerres, aux génocides, est flagrant, mais il n'apparaît jamais sous un mode réaliste ».3
Problématiques et démarche
Dans cet ouvrage composé de plus de cinq cents haïkus découpés en trois étapes qui suivent la chronologie de la détention de l'auteur, le rapprochement avec les haïkas renga, ces longs poèmes narratifs japonais, semble évident. Aussi, les procédés qui permettent de fusionner une forme brève poétique avec un récit narratif long, les éléments qui permettraient et fonderaient une mise en récit seront identifiés et interrogés. Ces haikus sont « de prison », ils sont présentés comme des témoignages rédigés durant la détention de l'auteur. La perception de cet espace carcéral, ses caractéristiques et sa représentation seront étudiées selon une méthodologie géocritique, la plus à même de rendre compte des enjeux descriptifs et poétiques. Avec le transport en train et l'arrivée dans un camp de travail, cette littérature carcérale prend une dimension concentrationnaire. Comme le conjecture Bertrand Wesphal à propos de l'expérience concentrationnaire, « les horreurs qui ont bouleversé l'histoire de l'Homme entre 1939 et 1945, et dont les pires furent concentrées en quelques hectares ceints de barbelés, ont entraîné une nouvelle lecture du temps ; elles n'ont pas immédiatement affecté la lecture de l'espace »4, ce texte ne proposerait-il pas une nouvelle lecture de l'espace-temps ?
Une forme post exotique
Le projet post exotique s'accompagne d'une réflexion sur les genres littéraires, de leur remise en question et de la proposition de formes nouvelles, brèves, plus aptes à accueillir les thématiques post exotiques et à laisser se déployer les techniques des écrivains se réclamant de ce courant. Ainsi en est-il de la forme du « narrat » reprise à l'écrivain russe Zamiatine : « Volodine invente, avec le narrat, une forme laconique prônée par Zamiatine, où chaque mot possède une « haute tension », où il s'agit d'enserrer en une seconde autant qu'autrefois dans les soixante secondes d'une minute, cet irrésumable impromptu appelle les lecteurs à imaginer un roman»5. Le haïku rentre dans la continuité de cette recherche de forme brève et donc plus intense. Parallèlement, la réception critique de cette oeuvre a immédiatement décelé un récit parmi cette succession de haïkus : « il forme un récit dans la mesure où les titres des trois ensembles induisent une progression, de l'enfer du dedans à l'enfer du dehors, et où le je du narrateur permet de souder les différents moments de la vie sans vie de ceux qui appartiennent encore à l'humanité »6. Progression temporelle et spatiale, cohérence assurée par un narrateur intradiégétique et série de personnages permettraient donc de classer Haïkus de prison dans le genre du récit poétique. Volodine aurait-il atteint cette forme que Barthes avait pressentie et recherchée dans ses dernières années, aurait-il réussi à «passer d’une notation fragmentée du présent à une forme longue, continue »7 ?
En s'appropriant le haïku, Volodine reste fidèle aux applications privilégiées de cette forme poétique, rendre compte d'une expérience personnelle et d'une sensation réellement éprouvée : l'écrivain Lutz Bassmann étant censé avoir réellement vécu ce qu'il narre, les évènements auxquels il a assisté, les prisonniers qu'il a pu rencontrer. Isolé, chaque haïku donne à lire la « saisie d'un présent absolu », créant ainsi « un effet de simultanéité entre l'incident et sa notation », abolissant « la distance entre le moment de l'énonciation et celui de l'énoncé »8. Constater cela, c'est entériner l'impossibilité d'une exploitation narrative des haïkus. Barthes peut cependant nous offrir une première voie d'approche vers le fonctionnement de la narrativité dans cette oeuvre, lui qui avait su voir « entre le haïku et le récit, une forme intermédiaire possible : la scène, la petite scène »9.
Analyse d'une séquence
Certains haïkus de prison se regoupent effectivement pour former une scène, des haïkus/tableaux ou plutôt photographies, instantanées qui dans leur successivité formeraient une scène quasi cinématographique.
Le bonze franchit la limite des arbres
sa main caresse une fougère
il a prévu dix secondes avant le coup de fusil
Le claquement de la carabine
dans le matin glacial
un corbeau s'envole sans crailler
Le bonze s'est effondré en écartant les bras
on dirait
qu'il embrasse la neige
Hier soir j'ai promis
de chuchoter près de sa tête
ne pas renaître surtout ne pas renaître
Le soldat est blême ses yeux s'embrument
il vient d'assassiner
son premier détenu
Les chiens aboient les gardes crient
je ne suis pas allé
parler au bonze
Dans cette scène, trois personnages sont en présence : le bonze, c'est à dire la victime, le soldat c'est à dire le bourreau et le narrateur qui fait office de témoin. Il s'agit d'un suicide prémédité, le bonze a décidé de mourir abbattu par un soldat chargé de veiller au maintien des prisonniers dans le périmètre autorisé du camp de travail. Dans le premier haïku, avec la limite des arbres le décor extérieur hivernal est dressé. Un indicateur temporel à valeur prospective et à fonction de tension narrative annonce l'exécution prochaine du moine et confirme le caractère prémédité : « il a prévu dix secondes avant le coup de fusil ». Dans ce lieu de production intensive de la mort mais où paradoxalement la plupart des suicides sont impossibles à mettre en oeuvre, laissant les prisonniers dans un état intermédiaire entre la vie et la mort à laquelle seule une maladie douloureuse, une agonie interminable ou un meurtre barbare peuvent mettre fin, le moine, rejoignant les perspectives bouddhiste et stoïciste, afin de mettre un terme à cette non vie, retourne les rouages du camp à son propre avantage, remportant ainsi une première victoire sur ce dispositif concentrationnaire. Victoire de courte durée. Le quatrième haïku, analeptique, ajoute un nouvel enjeu, il ne s'agit pas seulement d'échapper à cet enfer du camp mais aussi de ne pas se réincarner, de ne pas rejoindre de nouveau la cohorte des spectres qui servent de nourriture à la mort. Les dernières volontés du moine ne seront pas respectées, le narrateur, confirmant son caractère ambigu et sa figure d'anti héros n'ira pas « chuchoter près de sa tête ne pas renaître ne pas renaître », l'amitié est un sentiment définitivement exclu du système concentrationnaire. Dans la mort, le moine atteint une dimension christique, les bras écartés, dessinant le motif du sang sur la neige. Cette dimension sacrificielle est confirmée avec pour la première fois dans l'ouvrage un soldat qui nous est donné à voir en proie au remord et qui prend conscience de son acte, l'« assassinat » d'un innocent, voire d'un saint. Cette scène se conclue sur un retour au quotidien du camp, « les chiens aboient, les gardes crient », l'incident est clos, pendant quelques secondes l'exceptionnel a eu lieu, la possibilité d'une liberté transcendantale a jailli, le narrateur l'a sabotée, il a refusé le rôle de psychopompe, d'accompagner le moine dans la mort, de lever la malédiction et de briser le samsara, le condamnant à une réincarnation synonyme de retour vers les limbes.
Un récit poétique ?
Certains haïkus se regroupent donc sur un mode linéaire pour former une scène, ce procédé se retrouve principalement pour représenter la mort de certains personnages : l'effondrement du mélèze sur Khrili Untz, traité en 9 haikus successifs, l'électrocution de l'étudiant, en 7 haikus. Cependant ces séquences ne sont pas représentatives de l'oeuvre dont la majorité des haikus ne sont liés ni chronologiquement ni thématiquement. Nous nous retrouvons de nouveau confronter à notre constat de départ, les haïkus peuvent être isolés les uns des autres tout en conservant leur force poétique mais par ailleurs, le lecture de ce recueil fait paraître évident que nous avons aussi affaire à un récit, avec un début, un milieu, une fin, des personnages, des héros, un narrateur.
Ainsi, la succession chronogique, la linéarité d'une série de haïkus n'est pas une condition suffisante pour parler de récit, pour passer de la scène au récit, d'autres éléments doivent participer, un chronotope particulier, un narrateur et des personnages. La notion de rhizome emprûntée à Gilles Deleuze pourrait nous être d'un certain secours pour identifier le type de récit à l'oeuvre dans Haïkus de Prison.
Abolition de la durée et temporalité rituelle
Le récit semble ne jamais commencer avec la mise en place d'une organisation toujours en devenir et dont l'incipit, « l'organisation s'est constituée », se dissémine durant toute la partie « prison » du récit pour finalement tourner en boucle et empêcher une délimitation précise d'étapes diégétiques. Dans la deuxième partie, Transfert, c'est le vers « les conversations vont bon train », qui outre le jeu de mot sur la déportation en train et le décalage entre les effroyables conditions et ce vers au ton badin et léger, va revenir régulièrement comme une litanie. Dans la troisième et dernière partie, c'est l'abattement des mélèzes qui va scander le récit, allégorie de l'hécatombe des prisonniers. Mais ce qui rapproche ces vers, c'est que leur éternel retour empêche de donner un point fixe au récit, de cerner un début. Nous avons affaire à une écriture et une lecture qui d'emblée et tout au long du récit ne suit pas un mode linéaire et entre très vite dans un fonctionnement en rhizome, sollicitant toujours davantage les associations et l’exercice de la mémoire. Ce procédé anaphorique se rencontre tout au long du recueil, ainsi des vers répétés comme « pendant les arrêts de nuit » ; « dans la baraque la nuit s'écoule » renvoient à un temps fragmenté, une temporalité de l'éternel présent.
Cette temporalité cyclique diégétique se trouve accentuée par la place essentielle que prend la représentation de la temporalité naturelle, notamment l'alternance diurne et nocturne. La majorité des haïkus s'ouvrent par des indicateurs temporels nocturnes la nuit, la lune, cette nuit, chaque soir, pendant la nuit, le soleil se lève, le crépuscule. A ces indicateurs temporels vagues se surajoutent très régulièrement des déictiques temporels « hier, demain, aujourd'hui, maintenant » qui renvoient à une situation temporelle d'énonciation inconnue. Une temporalité rituelle, propre à l'univers carcéral se surimprime aussi : « bientôt la soupe du soir » ; « encore deux jours avant la douche » ; « demain c'est jour de visite » ; « avant la grève de la faim ».
En accordant une grande importance aux rythmes naturels, Volodine se rattache aux thèmes traditionnels du haïku japonais, mais cette alliance entre un temps cyclique et une indifférenciation temporelle a surtout pour effet d'abolir toute notion de durée, nulle successivité entre les différents incidents, et par là de rendre compte du temps de l'incarcération, « le temps s'est figé dans le cycle infernal de la journée carcéral, éternellement identique à elle même »10
Saisons et évènements comme marqueurs diégétiques
Au sein de ce cycle infernal se dessine cependant une progression, celle des saisons notamment, la partie prison s'ouvre sur « de nouveau l'été nous accable » et se termine sur « à la mi automne l'an dernier », « les nuits sont de plus en plus froides », « on est déjà début novembre ». Le transfert s'ouvre sur les « odeurs de mélèze » et s'achève sous la « pluie incessante ». L'enfer est caractérisé par un temps hivernal, « le dernier moustique avant l'hiver » puis « trois jours de neige », « les flocons gris », « la terre gelée » « le ciel noir », cette partie s'achèvera sur l'annonce d'un printemps « sous la glace noire qui se fendille la boue brun sale promet des temps meilleurs » ; « le printemps arrive à grands pas » ; « il bégaie quelque chose sur le printemps tardif ». Les références aux saisons participent à la fois aux stratégies descriptive et narrative, insufflent une continuité, une progression dans la diégèse, permettent de fondre en un décor les indices temporels et spatiaux, établissant ainsi un véritable chronotope.
Au sein de cette narration d'une multitude d'évènements se détachent des récurrences, durant la première partie, c'est la constitution d'une éventuelle organisation qui revient régulièrement, dans la deuxième partie, l'alternance marche/arrêt qui rythme le voyage en train est marquée principalement par les rencontres avec des paysannes.
Les grandes étapes du récit sont annoncées par des prolepses qui déclenchent l'activité prévisionnelle du lecteur. Dans la partie Prison, le départ en convoi est régulièrement annoncé : « Deux convois en une semaine », « il a demandé à Bouddha d'être du prochain convoi » ; « bientôt le départ en convoi. ». Durant le voyage en train, l'odeur des mélèzes préfigure la tâche qui attend les prisonniers. Dans la dernière partie, l'Enfer, trois évènements singuliers se détachent par leur durée et leur traitement en plusieurs haikus successifs : l'électrocution d'un étudiant, les suicides du bonze et de Khrili Untz.
Le lecteur est ainsi plongé dans un temps cyclique et naturel sur lequel se superposent une succession d'évènements sans lien et des références vagues, ce qui empêche une mesure objective du temps. Cependant, derrière cet éternel présent se détachent des évènements marquants ainsi que des indicateurs temporels qui permettent d'établir une diégèse.
Ces temporalités renvoient avant tout à l'expérience du présent vécue par le narrateur et les personnages, plongés dans une situation qui rend impossible toute mesure objective du temps et qui substitue un temps où les sens sont sans cesse sollicités.
Une instance narrative et sensorielle
Dans ce récit poétique, auteur et narrateur ne font qu'un, son point de vue intra diégétique sera celui qui dominera le récit sans pour autant sombrer dans une hypersubjectivité puisque ce je parfois lyrique peut cèder la parole à un indéfini à valeur collective ou adopter le point de vue de ses codétenus.
Le portrait d'un narrateur en anti-héros transparaît à travers la succession de haïkus, un narrateur dépourvu de toute valeur éthique, de sentiment d'amitié, qui n'éprouve aucune forme de pitié, révélant ainsi la nature humaine telle qu'elle devient emprisonnée dans un univers carcéral et concentrationnaire : voleur, « ma sandale était hors d'usage, j'ai dû voler celle d'un étudiant », vengeur, « trois cigarettes ont disparu je sais qui me les a volées ça se règlera plus tard », dénué de tous sentiments, « avant de signaler la mort du chauve on se partage ses cigarettes », il n'en demeure pas moins pris de brefs sursauts lyriques, d'une prise de conscience de sa condition individuelle qui mène à une réflexion universalisante « souvent la solitude réelle est plus grande que quand on y réfléchit ». Le narrateur est le produit de l'environnement dans lequel il évolue, un univers post exotique, « d'une violence carcérale illimitée, où la vengeance est travail de mémoire et de vérité, mais ne mène à rien, à la fois vaine et nécessaire »11.
Cet homo narans12 sait adopter le point de vue des codétenus, pour atteindre le statut de « l'homme aux mille points de vue, sachant empathiser sur ses personnages et sympathiser avec eux »13, y compris avec les personnages les plus abjectes, « je m'entends bien avec le souteneur tchèque », sachant comprendre et rendre compte des pensées les plus intimes des plus féroces : « le marin qui a égorgé sa mère rêve souvent qu'il marche sur l'eau », transposant leur paroles ou leur discours, « le borighiste exprime des doutes sur l'avenir de l'humanité », s'intéressant à leurs faits et gestes, « avant de s'endormir le tueur de vieilles et le boucher fou parlent technique » et finalement arriver à un état de quasi symbiose avec les codétenus et parler en leur nom : « le voleur chinois se met à hurler il a cru soudain qu'il était mort » ; « l'idiot crie pour entendre sa propre voix ». Ces multiples focalisations n'ont cependant pas pour effet la disparition du je du narrateur derrière une voix collective, une individualité se fait jour, « l'homme au mille points de vue est par surcroît une voix singulière – et donc le sujet d'un point de vue singulier –, sachant se situer par rapport aux autres et à travers son rapport aux autres. »14, il atteind ainsi le rôle de « surénonciateur qui parle avec les autres, et par-dessus leur parole. »15.
Cette identité propre se construit à travers les interactions avec les codétenus et les gardiens : « la louche tremble dans ma main l'anthropophage me regarde je suis de service de soupe » ; « j'ai hérité d'une lettre sans adresse » ; « à l'humanitaire j'ai peu parlé » Mais c'est surtout par les intenses expériences sensorielles qu'émerge le moi, les sens dans cet univers sont en effet constamment sollicités : la vision naturellement permet de décrire cet univers et ses habitants : « sur le visage du boxeur fou un nouveau tic est apparu » ; « on se regarde en chiens de faïence » ; l'odorat, « l'odeur d'oignon chevauche l'odeur d'urine », « odeur de ménagerie et de mort », « son cadavre commençait à sentir », est le vecteur privilégié d'appréhension de ces lieux de pourriture, de miasmes et de puanteur, renvoyant l'humain à une perception animale du monde, une sensation brute non interprétée. Le goût, dans cet univers de la faim et du manque, « le pain des paysannes avait un goût d'ortie et de sciure » ainsi que l'ouie, dans ce vacarme permanent (« onze heures trente les bavardages s'éteignent bientôt les gargouillis et les pets ») au point que le silence en devient assourdissant (« en pleine nuit il y a eu un silence ça a réveillé tout le monde »), sont sans cesse interpellés. Même le toucher est un moyen d'appréhension et de représentation de la condition carcérale : « furoncle et gale démangeaisons sur la poitrine ». L'ensemble des neuroperceptions, celle du froid et de la chaleur (« l'humidité froide imprègne les châlits »), la perception de la douleur, «engelures corps épuisé» contribuent à saisir l'univers concentrationnaire. Ces perceptions sensorielles vont jusqu'à fusionner en métaphores, « obscurité pestilentielle » ou composer l'ensemble d'un haïku plurisensuel « le cliquetis des chaînes le vacarme des roues la mauvaise haleine du proxénète ».
une galerie de monstres
« Dans cet univers désespérant et désespéré semblent n’exister que deux catégories d’individus, ceux que l’on enferme et ceux qui les enferment. Tout se passe comme si un pouvoir omnipotent, dont on ne saura rien, entassait sans motif dans les geôles des représentants de dizaines de pays : Tadjiks, Vietnamiens, Coréens, Hongrois, Khirghizes, Mandchous, Japonais, Kurdes, Chinois, Russes, Ukrainiens, Tchouvache, Allemands, Tatars, etc., et le narrateur côtoie un moine, un idiot, un anthropophage, un boxeur, un soldat, un éventreur, un proxénète, un professeur, un boucher, etc. Ces éléments si divers tentent de s’organiser, reproduisant les modèles de la société extérieure de la prison»16. Cette division entre prisonniers et gardiens est doublée par une séparation entre les prisonniers politiques et ceux de droit commun, «on entend des cris chez les politiques le directeur a désigné des voleurs de chevaux pour mettre de l'ordre», les premiers étant les souffre-douleurs des seconds, conformément aux situations décrites par les survivants des camps nazis ou communistes. Tout au long de ce récit poétique des figures vont apparaître, des personnages simplement définis par une nationalité, exclusivement des eurasiens, continent privilégié du post exotisme, des personnages qui peuvent être aussi uniquement caractérisés par un handicap (bossu, aveugle, borgne, bègue), par le crime commis, violeur d'enfant, proxénète, voleur de chevaux, anthropophage, empoisonneur, mais aussi par une profession, professeur, ancien officier, apprenti menuisier, lutteur, exhibant ainsi une galerie hétéroclite de monstres. «Les personnages post-exotiques sont en accord avec ces choix, ce sont souvent des agonisants, des malades mentaux, des «gueux», des «Untermenschen» (sous-hommes) et même des animaux»17. Certaines figures apparaîssent à plusieurs reprises, les paysannes, l'anthropophage, le Coréen, Michka l'éventreur, personnages contribuant à structurer les haïkus en un récit rhizomique.
Deux héros : le moine et l'idiot
Parmi cette galerie d'untermenschen qui rappellent les catégorisations arbitraires des administrations totalitaires, deux personnages se distinguent : l'idiot et le moine tibétain. De très nombreux haïkus leurs sont en effet consacrés, les représentant ainsi plus en détails, dessinant leur profil et les amenant au statut de héros. L'idiot figure le candide qui s'essaie à la politique avec maladresse, victime d' idéologies politiques et de systèmes socio économiques qu'il ne maîtrise pas et dont il met en exergue la variabilité. Ses comportements sont contradictoires, il tente de se suicider («hier l'idiot a essayé de se pendre avec une serpillière non essorée») tout en étant attaché à la vie, il a «un plan d'évasion» , «prépare son évasion» mais reste profondément lié à la prison («l'idiot ne veut pas changer de place par une fissure entre les planches il observe la prison»). Il peut se révéler totalement puéril («s'amuse à pulvériser la pisse gelée autour du trou») tout en étant profondément influencé par les idéologies politiques, «l'idiot s'est mis à réfléchir à l'histoire des idées» ; «depuis que le bordighiste est monté l'idiot réclame le droit à ne pas prendre part au vote» ; «l'idiot résume le bordighisme avec des gestes» passant d'un mode de pensée à un autre «il parle de démocratie et de maisons de jeu». Ses projets sans fondement dont l'évasion du camp lui seront fatals et il mourra tabassé par un commandant.
Le moine tibétain bouddhiste («le moine dénude son épaule» ; «le bonze a parlé de réincarnation») est un personnage à la fois délicat («a mis du temps à s'habituer aux odeurs de pisse»), d'une grande force morale («médite face au mur»; «médite sur l'enchaînement des causes et des effets»), qui souhaite oeuvrer pour le bien («le moine m'exhorte à la patience», «le bonze essaie de convaincre le Russe de ne plus tuer de paysanne») travailleur («le moine lessive la cellule il économise le savon mais il frotte bien») et qui se contente de peu «seul le moine se dit rassasié». Egaré dans cet univers du mal, il sera progressivement broyé par le système concentrationnaire («le moine a perdu sa bonne humeur» ; «après l'interrogatoire le moine secoue la tête il ne se rappelle plus quelle est sa religion») pour finalement mourir dans une forme de martyre.
Ces deux personnages entreront brièvement dans une relation de maître à élève : « quand il a fini de méditer le bonze apprend à l'idiot des prises de judo » ; « l'idiot prétend qu'il a fait le même rêve que le moine »
Fragments, segments et kaleidoscope pour un récit poétique
Comme le constate Luba Jurgenson à propos de l'expérience concentrationnaire, « l’expérience des camps nous oblige à repenser l’individu et le problème de l’identité. Par rapport au roman traditionnel, avec son héros mémoriel, qui se construit et se maintient grâce à l’ordonnancement des événements sur l’axe de la continuité romanesque, le héros des textes dont il est question ici est, lui, discontinu. La littérature des camps annonce une nouvelle réalité de l’être, une réalité trouée, fragmentée. C’est en pointillé que des séquences de la vie du je croisent des événements et alors, quelque chose se produit, il y a de l’être. Voilà qui inverse tout ce que nous savons, toute l’expérience des siècles précédents18 », les personnages de Haïkus de prison, qu'ils s'agissent du narrateur, du moine, de l'idiot ou des autres figures, sont représentés sous cette forme fragmentaire à travers de brefs évènements discontinus.
Pour conclure cette réflexion sur la narrativité, deux notions établies par Carole Lipsyc19 seront reprises : la narrativité segmentaire et la narrativité kaleidoscopique. La narrativité segmentaire consiste à narrer par segment sans jamais déployer totalement le fil d'une intrigue ou développer une réflexion jusqu'au bout. Ce type de narrativité se retrouve dans notre oeuvre qui afin de se libérer des contraintes linéaire et temporelle de la littérature laisse le soin au lecteur d'associer les différents évènements afin de dégager une intrigue, de mémoriser les personnages récurrents afin de dresser leur portrait, de construire un espace-temps par les différents indices. La narrativité kaleidoscopique consiste à tourner autour d'un événement en l'abordant selon divers points de vue. Cette technique est elle aussi caractéristique de notre oeuvre qui voit un même événement se reproduire et connaître des conséquences et dénouements différents : «le Coréen est expert en sabre il nous entraîne avec des journaux roulés» ; «le Coréen est expert en sabre le boxeur fou lui a cassé deux dents» ou bien un même événement traité selon différents points de vue comme par exemple la constitution de l'organisation.
Cette narrativité en rhizome exige du lecteur un nouveau rapport cognitif au texte fait d'associations, de mémorisation sur un axe discontinu et non plus une lecture linéaire ponctuée d'évènements par des personnages identifiés. C'est au lecteur qu'incombe la tâche de regrouper, de mettre en ordre ces apparitions irrégulières dans différents lieux du récit en vue de leur donner un sens.
Un horizon clos
La représentation de l'espace carcéral en littérature est un terrain d'investigation pour la géocritique naissante. Nous nous baserons sur l'article de Florence Paravy pour mieux cerner et analyser les enjeux descriptif et idéologique de la représentation de l'univers carcéral dans Haïkus de prison.
Le narrateur tente de s'évader de ce monde clos, infernal et répugnant par l'intermédiaire de la contemplation de la nature, notamment les astres solaire et lunaire. Tout regard porté vers l'extérieur se fait à travers un cadre bouché, grillagé : «la fenêtre balafrée de stries verticales» ; «le soleil couchant a éclairé par en dessous la toile d'araignée» ; «un oiseau s'est posé tout près des barreaux» ; «le soleil se lève la grille pendant une minute est jaune paille» ; «on dirait que la lune aime la grille». Toute vision se heurte à une barrière, à une clôture, que ce soit en prison comme nous venons de le voir mais aussi durant le transport en train, «par une fissure entre les planches il observe la prison» ; «par la lucarne d'aération on voit la botte d'un soldat» ; «à travers le trou à pisse le géologue examine le sol» ; «je regarde par la lucarne le paysage inhabité» ; «dans l'encadrement de la porte le visage dévasté des paysannes» ; «la lune a quitté la lucarne» ; «nous regardons tous en silence à travers les planches». A l'intérieur du camp aussi bien sûr, tout regard sera limité, «on regarde la barrière barbelée», certaines visions dessinant un motif en abyme d'une clôture dans un cadre : «le bonze est collé à la lucarne il annonce des barbelés». «Le rideau noir de la forêt», «le fossé», «l'enceinte», «la clôture», «la barrière», ces délimitations du camp sont les cercles concentriques d'un enfer dantesque. Par cette technique caractéristique des textes carcéraux se construit un univers d'une claustration permanente : «le regard en ces lieux se heurte en permanence aux signes matériels de la claustration et du dépouillement, comme en témoigne, dans la description, l'omniprésence du paradigme de la limite et de la clôture»20.
Un autre motif caractéristique de textes sur la prison, la «contemplation éperdue d'un minuscule élément de la cellule, qui a sur le détenu un effet quasi hypnotique»21 est présent durant le transport dans le vagon, c'est le trou à pisse qui focalise le regard du narrateur et de l'ensemble des prisonniers, tandis que dans le camp de concentration, enfermé dans les baraquements, le regard se porte et s'attarde sur la neige : «entre le seau d'excréments et la porte toute la nuit une mince couche de neige» ; «sous la glace noire qui se fendille la boue brun sale».
thématique de l'espace carcéral
«Il est en effet des thèmes obligés (...) : exéguité, laideur, saleté du décor carcéral ; souffrance de la proximité ou de l'isolement total ; avilissement du corps et de l'esprit par les conditions de vie et les rituels disciplinaires qui déshumanisent le détenu »22. Haïkus de prison reprend ces thèmes puisque l'essentiel des haïkus évoque les conditions effroyables d'emprisonnement, la saleté des lieux qui contamine jusqu'à l'univers extérieur «aube terreuse odeur de ménagerie et de mort», «la nuit est sans lune mais elle est avec cliquetis et odeurs de crasse », crasse d'ailleurs ineffaçable : «on a lessivé la cellule la crasse a pris des odeurs de savon» ; «pendant la désinfection les poux attendent sur le seuil des bains». La faim est permanente et la malnutrition est telle que certains en viennent à manger des mouches, l'anthropophagie guettant les prisonniers «on a trouvé un bout d'oreille dans la soupe». La promiscuité prend des proportions dramatiques «le blessé reste debout et attend on manque de place dans la cellule», les corps s'avilissent par la maladie et la saleté tandis que les esprits torturés sont guettés par une folie qui s'exprime par la violence contre les autres et soi-même : «le Hongrois s'est coupé l'oreille».
Les rituels disciplinaires comme la soupe, la promenade, la visite de la croix rouge, les séjours à l'infirmerie, censés apporter un réconfort débouchent au contraire sur une mise en danger «l'infirmerie n'est pas très sûre plus d'un vieux n'en est pas revenu», une déception («la promenade d'hier a déçu on nous a fait marcher dans le mauvais sens») ou un sentiment d'incompréhension et d'absurdité («l'inspection sanitaire m'a demandé si j'étais content de mon sort»)
Des morts vivants
«Ce qui caractérise le lieu carcéral, ce sont des structures spatiales et mentales absolument exceptionnelles qui placent l'individu dans ce qui apparaît souvent comme le lieu de toutes les négations : ni vie, ni mort, mais une non vie, dans un non lieu et un non temps»23. Dans cet univers de désolation, de la torture physique et mentale ne peuvent évoluer que des morts vivants. La distinction entre les morts et les vivants devient floue : «à l'exception de deux ou trois morts tout le monde dort à poings fermés». De nombreux haïkus mettent en scène des malades dont la plupart se vide de leur sang, peignant ainsi le tableau récurrent d'un écoulement sanglant, un détenu «vomit du sang», un autre «rampe dans une flaque de sang», «écrit un nom avec son sang», «se vide de tous ses liquides», «saigne abondamment», «est couvert de sang». Outre l'impact esthétique du sang sur la neige, du rouge sur le blanc, ces descriptions d'hommes perdant leur sang signifient aussi la levée des tabous, il n'est désormais plus interdit de faire couler cette substance, il est régulièrement versé comme lors de sacrifices rituels.
Mais la maladie n'est pas la seule à emporter les prisonniers, les meurtres sont légions dans cet enfer sans loi peuplé de boucher, d'anthropophage, de boxeur fou, d'empoisonneur, de matricide,... Ces meurtres sauvages sont devenus si courants qu'ils ne choquent plus ni gardiens ni prisonniers : «cette nuit quelqu'un a hurlé qu'on l'étranglait personne ne sait si c'est vrai», on meurt assassiné dans son sommeil un clou dans l'oreille ou bien roué de coups par un psychopathe dans l'indifférence la plus totale.
Le suicide apparaît comme la solution pour s'échapper de cet enfer : «le professeur se balance au dessus du trou à pisse personne n'a vu quand il s'est pendu». Mais le suicide, cette ultime forme de liberté, cette dernière arme qui permet d'échapper à l'infamie selon Sénèque pour qui «celui qui sait mourir, ne sait plus être esclave», est refusé aux prisonniers. Ce droit d'échapper à l'esclavage et l'ignominie ne peut avoir cours dans un système concentrationnaire qui telle une machine détraquée produit à grande échelle de la mort, de la maladie, des meurtres mais veille à ce que les prisonniers ne se suicident pas. Ces derniers cherchent par tous les moyens possibles à se donner la mort : corde, médaille, petite cuillère,...mais ne peuvent décider de leur dernière heure qui sera nécessairement sans gloire, déshonorante et avilissante : «les politiques voudraient finir fusillés mais ils mourront de tuberculose».
Il est à remarquer que le «thème de la lutte menée par le détenu pour conserver envers et contre tout cette dignité sans cesse mise à mal»24est absent de notre texte. Nul place à l'espoir et à l'humanisme, l'univers carcéral comme l'univers concentrationnaire rend tout homme mauvais et révèle ses pires instincts.
Intertextes concentrationnaires
La littérature russe dont Antoine Volodine se réclame et à laquelle il se réfère constamment dans son oeuvre possède deux représentants fameux de ce genre particulier qu'est la littérature des camps. Tout d'abord Dostoïevski qui inaugure le genre en 1860 en relatant dans Souvenir de la maison des morts son emprisonnement dans un bagne de Sibérie et sa vie en compagnie de prisonniers de droit commun. Mais c'est surtout aux Récits de la Kolyma, recueils d'histoires de l'écrivain soviétique Varlam Chalamov (1907-1982) qu'il convient de comparer les Haïkus de prison. Dans ces récits, Chalamov relate sa détention dans un goulag de Sibérie où le travail forcé dans des conditions extrêmes de froid, la brutalité des gardes mêlée à l'absurdité des règles qui régissent ces camps dans lesquels les détenus de droit commun s'allient aux soldats pour martyriser les prisonniers politiques rappellent l'univers des Haïkus de prison. On notera au passage que les Récits de Kolyma viennent de paraître dans une traduction intégrale sous la direction de Luba Jurgenson, dont nous reprendrons les analyses sur la littérature concentrationnaire, aux éditions Verdier (les éditions qui viennent de publier les Haïkus de prison). Lorsqu'on écrit sur les camps en 2008, on ne peut évidemment faire abstraction des camps d'extermination nazis, aussi, les textes ayant trait à ce type d'expérience concentrationnaire seront aussi sollicités, notamment parce que ces récits de Primo Lévi ou de Robert Antelme ne se veulent pas seulement des témoignagnes de déportés, des recueils de plaintes d'outre tombe, la « finalité n’est pas tant de témoigner, de raconter, que de livrer les révélations qu’a apportées le camp sur la condition humaine. »25
L'humour du désastre
Anne Roche caractérise le comique dans l'oeuvre de Volodine comme un humour du désastre défini comme la combinaison d'un «humour noir surréaliste et la bouffonnerie des plus désespérés»26 et qui permet de «doubler le souffle épique d'une dimension carnavalesque»27. Dans cet enfer noir et désespérant, l'humour peut naître d'un comique de situation, de mots, du caractère d'un personnage et bien sûr dans cet univers totalitaire et kafkaïen, de l'absurde. Le décalage entre une situation dramatique et le comportement ou les paroles d'un personnage permet de faire naître le comique : «il y a vraiment trop de monde dans la cellule on ne peut plus préparer son suicide», ces paroles légères et détachées révèlent les limites du langage, son incapacité à rendre compte d'une situation dramatique réellement vécue. Dans le haïku suivant placé lors du transfert en wagon des prisonniers entassés comme des bestiaux, «au bout d'une semaine nombreux sont ceux qui détestent le train», l'aspect comique repose sur le décalage entre un énoncé anodin exprimant une préférence de moyen de transport et les conditions effroyables de détention. «Le Tadjik m'enseigne le vol des chevaux en cellule les exercices pratiques manquent de rigueur» fonctionne sur le même ressort, un fossé, impossible à combler entre ces paroles et les conditions d'émission. Parfois, c'est d'un jeu de mot sens propre/sens figuré que naît un humour noir et glaçant «le borgne n'est pas apprécié tout le monde prétend qu'il a le mauvais oeil» ou encore «l'anthropophage (...) parle de jeunes filles délicieuses». Certains personnages, avec leurs caractéristiques physique ou mentale, sont prétextes à des descriptions farcesques «l'idiot perd son survêtement il n'aurait pas dû vendre l'élastique» ; «le Hongrois s'est coupé l'oreille les surveillants n'arrivent pas il ne sait plus quoi faire avec».
Mais c'est bien évidemment l'humour de l'absurde qui règne en maître dans ce royaume du non sens, de l'absence de règle et de repère qui permet toutes les dérives vers le fantasmagorique : «on joue aux échecs sans échiquier je ne me rappelle plus si j'ai les blancs ou les noirs». Le troisième vers des haïkus crée la surprise par une conséquence cocasse, une interprétation des faits peu logique, des mises en relation arbitraires, une incongruité : «demain c'est jour de visite le proxénète se lave les cheveux» ou encore «Sur le visage du boxeur fou un nouveau tic est apparu un assassinat se prépare». Cet absurde se fonde sur l'aléatoire, l'absence de logique caractéristique des milieux concentrationnaire et qui sous des dehors de système discipliné et organisé cachent l'incohérence, l'illogisme et les rapports causaux : «la loi qui régissait les sociétés concentrationnaires n'était qu'une parodie de loi, dans la mesure où toutes les règles y menaient inéxorablement à la mort»28
Un espace de l'absurde et du néant
Cet absurde participe de l'impossible représentation d'un espace concentrationnaire, «l'espace du camp apparaît d'abord comme étrange, voire incompréhensible, illisible, théâtral ou grotesque, autant de qualifications qui rendent difficile l'inscription de ces espaces dans le tissu des signifiances. Il est souvent tiré vers l'absurde»29 et dans lequel «toute tentative de rationalisation prend l'aspect d'une dérision»30. Il en est ainsi de la volonté classificatoire totalitaire qui s'éloigne de toute véléité technique pour finalement ne devenir qu'imagination délirante «la feuille d'appel s'est envolée le soldat rougit il bredouille des noms imaginaires»
A la différence d'avec les Lager nazis, coupés du monde derrière une ceinture de barbelés, les déportés russes étaient au contact permanent de la nature rude et grandiose des forêts sibériennes. Ce sont ces mélèzes dans de vastes espaces enneigés qui permettent de référencer «l'Enfer » des Haïkus de prison comme un camp stalinien plutôt que nazi. Mais des points communs d'une géographie concentrationnaire se font jour entre ces camps et donc d'avec la littérature née de la Shoa. Ainsi tout comme l'entrée dans les camps de concentration nazie, dans Haïkus de prison, «l'entrée dans les camps fait l'objet d'un récit à part ou d'une narration spécifique qui met en valeur le choc de l'arrivée et du premier contact avec la réalité concentrationnaire» et ce «premier contact déjoue toutes les possibilités de lui appliquer des schémas existants». Les haïkus qui concluent la partie « Transfert » et ceux qui ouvrent la partie « Enfer » rendent compte de l'arrivée dans le camp de travail, c'est avant tout un espace innomable, «le nom du camp est un numéro», clos et illisible «on regarde la barrière barbelée on ne pense même pas à voir s'il y a de l'herbe sur le sol» où règne une discipline absurde et sanglante : «Pour instaurer la discipline le commandant tue quelqu'un au hasard dans le fossé»
«Le ciel noir» «le rideau noir de la forêt» «les flocons gris» «la vapeur» le «brouillard», le camp est baigné dans une atmosphère irréelle, onirique, il se dérobe à la vue comme derrière un rideau de fumée, ce qui fait dire au narrateur «on ignore à quel moment du cauchemar on se trouve». Cette nuit fantomatique «renvoie en effet à cette expérience concentrationnaire vécue dans un état de semi-conscience dû à l’incrédulité et à l’épuisement. Il rend compte du camp non comme une réalité historique passée, mais comme un épisode mythique»31. Lorsque le narrateur évoque le camp, il se heurte à l'impossibilité de donner une vision panoramique, une description de l'ensemble, «l'image à laquelle se confrontent les nouveaux arrivants est un simulacre derrière lequel on chercherait en vain une forme qui correspondrait réellement à ce qu'est le camp»32. Dans cette « pénombre épaisse », un fossé, une baraque, un châlit, des enceintes, les projecteurs, la forêt, les bains, un chantier, cette accumulation de détails, cette représentation parcellaire de l'enfer d'un camp de travail sibérien est semblable à celle des récits des déportés : «cette représentation n'existait pas sous forme d'un ensemble pourvu de sens, mais d'une collection de détails, espaces ou objets existant les uns aux côtés des autres, vecteurs d'un sens partiel ou ponctuel, mais ne donnant jamais lieu à un récit articulé du monde»33. Derrière ce rideau de fumée, quelques détails apparaissent mais ne sont l'objet d'aucune interprétation, ne dégagent aucun sens, le néant, la production de la mort est la seule réalité, la seule finalité du camp, des cadavres pourrissent dans des fossés, des malades agonisent dans leur sang, des soldats exécutent des prisonniers au hasard : «Un espace pour la mort ne peut être que flou, faute de référence éthique autour de laquelle s'organiserait le déchiffrage»34.
Conclusion
Si l'on devait reprendre les articulations et étapes de notre analyse et interprétation de Haïkus de prison, on arriverait au panorama suivant. En s'engageant dans la forme du haïku, Volodine a réussi à concilier les conjectures de Barthes et de Deleuze. Le haïku permet de représenter une expérience réellement vécue en donnant l'impression au lecteur de la vivre au présent, force d'expression qui permet de mieux agir sur un lecteur qui assiste à un enfermement et une déportation. En mettant en récit ces haïkus, Volodine rejoint les perspectives deleuziennes sur l'avènement d'un discours en rhizome face à un discours linéaire. A ces analyses formelles répondent les perspectives ouvertes par la géocritique qui permettent de relier Haïkus de prison à la représentation de l'espace carcéral et à relever les thèmes qui lui sont liés. Mais c'est naturellement la littérature concentrationnaire qui nous éclaire sur les implications idéologiques de ce texte.
Aussi, pour conclure, nous laisserons la parole à H. Harendt qui dans son ouvrage Le système totalitaire, explique que «le dessein des idéologies totalitaires n'est (...) pas de transformer le monde extérieur, ni d'opérer une transmutation révolutionnaire de la société, mais de transformer la nature humaine elle même et c'est ce qui explique que le camp, dont cette transformation est la fonction, soit l'institution centrale du régime totalitaire»35. Et c'est bien ce à quoi on assiste dans Haïkus de prison, une tentative de modification radicale de la nature humaine. Mais comme le pensait H.Harendt, cette tentative de changer la nature humaine conduit inévitablement à sa destruction. Les deux concepts centraux d'H. Harendt, «le mal radical» et «la banalité du mal» qui permettent de comprendre l'ampleur du phénomène totalitaire peuvent aussi s'appliquer à cette littérature européenne du mal bien présente depuis la seconde guerre mondiale et à laquelle peut se rattacher Haïkus de prison. Au mal radical des prisonniers lié à leur nature monstrueuse répond la banalité du mal de l'administration pénitentiaire. On aurait donc une barbarie venant du fond des âges obscurs, archaique et instinctive qui s'opposerait à une barbarie glaciale et élaborée, produit de nos sociétés industrialisées. Cela reviendrait il pour Volodine à mettre en scène et sur un pied d'égalité ces deux formes du mal ? Ce serait oublié que «celui dont l’humanité est mise en doute (...) est-ce en effet le détenu qui, affamé, rongé par les poux et hébété par l’épuisement, n’a plus apparence humaine, ou bien le nazi qui l’a réduit à l’état de mort-vivant ?»36. Ces meurtres barbares commis par ces prisonniers de droit commun qui hantent la prison et le camp sont avant tout la réalisation d'une vengeance, l'expression d'une folie brute, les règlements de compte ou le vol, actes qui sont les conséquences de l'enfermement. Tandis que pour l'administration totalitaire l'objectif prioritaire est la disparition totale des corps des prisonniers sans autre raison ou bénéfice que cette «production du néant». «Le corps est le principal acteur de l’œuvre sur le camp. Il est cet objet qui doit être éliminé au bout de la chaîne de production du néant et, en tant que tel, il porte en lui le scandale de la survie. Dans la logique concentrationnaire, il est toujours en trop, et c’est de cela qu’il porte témoignage. Dans tout procès réel ou virtuel, le corps est l’ultime pièce à conviction, il est en soi un témoin. Il est ce lieu où se réalise l’état extrême de l’individu. Car le corps concentrationnaire est déjà un texte, marqué par le camp comme pourrait l’être un livre»37 d'où l'importance qu'accorde Volodine aux cadavres, aux corps, aux agonies, il s'agit de marquer le livre de l'empreinte de ces corps décomposés. L'ouvrage s'achevant sur cette image d'un démembrement comme preuve mais aussi comme volonté de faire disparaître un corps : «dans une sacoche du soldat les mains du détenu évadé on va pouvoir clore l'affaire».
1. article Post exotisme de l'encyclopédie en ligne Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Post-exotisme
2. Tristan Hordé, « Contribution sur haikus de prison », en ligne sur poezibao,2008 http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/04/hakus-de-prison.html
3. Anne Roche, « Avant propos » au numéro spécial de Ecritures contemporaines consacré à Antoine Volodine, décembre 2006, en ligne sur http://remue.net/spip.php?article1993
4.Bertrand Westphal, « Pour une approche géocritique des textes »,2005, Société Française de Littérature Générale et Comparée (Vox Poetica), en ligne http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/gcr.htm
5. Frédérik Detue « Antoine Volodine : Portrait de l’artiste en Stalker », 2008, Vox Poetica, en ligne http://www.vox-poetica.org/t/detue.html
6. Tristan Hordé, op cit
7. Frédéric Martin Achard, « le nez collé à la page : Roland Barthes et le roman du présent », Trans, revue de littérature générale et comparé, février 2007
8. ibid
9. Roland Barthes, 2003, Préparation du roman, édition Nathalie Léger, Paris, Seuil-Imec, 2003, p 135
10. Florence Paravy, Espace carcéral, espace littéraire, Littérature et espace, Actes du XXXème Congrès de la Société française de littérature générale et comparée, col Espaces humains, Pulim, 2001, p 150
11. Anne roche, op cit
12. Alain Rabatel, Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle des points de vue dans la narration, extrait de l'introduction, Limoges, Lambert-Lucas, coll. "Linguistique", 2009, extrait en ligne http://www.fabula.org/atelier.php?Points_de_vue_dans_la_narration
13. ibid
14. ibid
15. ibid
16. Tristan Hordé, op cit
17. article wikipedia Post exotisme, op cit
18. Luba Jurgenson, L'expérience concentrationnaire, entretien en ligne http://www.vox-poetica.org/entretiens/jurgenson.html
19. Carole Lipsyc, extrait du mémoire de master Heuristique du Récit Variable et du Topos, 2006, Université Paris 8
20. Florence Paravy, op cit, p 151
21. ibid
22. Florence Paravy, op cit, p 150
23. Florence Paravy, op cit, p 149
24. op cit, p 151
25. Lucie Bertrand, 2008, «Récit concentrationnaire et prose d’idées»,Cahiers de Narratologie, n°14, en ligne http://revel.unice.fr/cnarra/document.html?id=523
26. Anne Roche, op cit
27. ibid
28. Lucie Bertrand, «Littérature concentrationnaire et paratextes», Loxias 20, mis en ligne le 14 mars 2008, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2141
29. Luba Jurgenson, « La représentation de la limite dans quelques récits des camps », mis en ligne le 01/12/2006, VoxPoetica, http://www.vox-poetica.org/t/rl/jurgensonRL.html
30. ibid
31. Lucie Bertrand, op cit
32. Luba Jurgenson, op cit
33. ibid
34. ibid
35 Hana Harendt, 1972, Le système totalitaire, trad. J.-L. Bourget, R. Davreu et P. Lévy. Paris : Seuil, coll. Points politique, p 200
36. Lucie Bertrand, op cit
37. Luba Jurgenson, l'expérience concentrationnaire, entretien, op cit