Écrits en 1915 sur le front, dans l'enfer des tranchées de la guerre 14-18, Cent visions de guerre du poète français Julien Vocance (pseudonyme de Joseph Seguin) marque une date importante dans l'histoire de la poésie française et constitue une rupture dans la réception du Haïku en Europe. Avec la publication de ce recueil, c'est la fin de la période japonisante et exotique du Haïku (« Vocance’s haiku will put an end to the period of exoticism 1») qui intègre désormais la tradition poétique française : « 100 visions de guerre immediatly brought poetic japonisme into mainstream french tradition »2
Publiés pour la première fois dans la Grande Revue de mai 1916 (pages 424-435), ces 100 visions de guerre furent immédiatement saluées par les critiques. Le facteur d'impact de ces poèmes fut particulièrement élevé et ils connurent très rapidement une large diffusion nationale et internationale.
Emile Vuillermoz dans un article qui connut un certain succès et intitulé « La littérature de demain et la guerre » souligna « la sincérité de ce témoignage d'un combattant » en opposant « la concision dramatique de ces petits poèmes aux élucubrations des bavards de l'arrière »3. Un autre critique parla de Vocance comme « un des plus originaux poètes qui soient aujourd'hui, l'un des plus réellement maîtres de la langue et du rythme, un authentique ciseleur »4. Une revue allemande décela dans ce recueil « eine neue franzosische Dichtkunst5 ». Les articles critiques consacrés aux Cent visions de guerre furent eux aussi reproduits dans diverses revues, contribuant ainsi à une reconnaissance internationale du genre du Haïku.
En mai 1917, Julien Vocance fît paraître 90 nouveaux haikus dans la Grande Revue sous le titre de Fantômes d'hier et d'aujourd'hui. Il les divisa en 2 parties, la première correspondant à Hier, fut intitulée l'Epopée, 40 haikais de guerre. Dans cette parties, 2 haikus furent censurés par le pouvoir français en place.Julien Vocance exposera en 1921 sa conception du Haiku dans un article intitulé “Art poétique” publié dans la revue la Connaissance. Il proposa quelques règles de base dans la rédaction d'un haïku qu'il résume par :
Evoque, suggère. En trois lignes
Montre-moi ce masque impassible,
Mais toute la douleur par-dessous.
Julien Vocance poursuivra sa carrière de poète et fera du haiku son style d'écriture jusqu'à sa mort en 1954.
Commentaires et articles consacrés à Cent visions montrent que la réception de cette oeuvre fut placée sous le sceau de l'art nouveau et considérée comme la poésie de l'avenir. Les critiques relevèrent tout particulièrement la brièveté et l'aspect cinétique de cette poésie. Vocance, pour sa part, considère le haïku comme une brève suggestion de la douleur sans pour autant céder au lyrisme.
Lorsqu'il commence à rédiger des haikus sur le front en 1915, Couvance a déjà une bonne connaissance du genre. Il a rencontré Couchoud en 1900 et a lu Au fil de l'eau. Comme d'autres écrivains de l'époque, Eluard, Breton, Appolinaire, eux aussi transportés dans l'enfer des champs de bataille, Vocance prend conscience, face à l'horreur vécue, du dérisoire des formes poétiques héritées du Parnasse et du Symbolisme. Pour rendre compte de cette guerre dans toute sa barbarie, le haïku, avec sa brièveté et son pouvoir de suggestion, semble à Vocance la forme la plus adaptée et choisit de « tenir, sous la mitraille et les bombes, un journal de guerre composé d'une succession de tercets qui racontent en visions brèves les trous d'obus, le sifflement des balles, les pauvres cadavres accrochés aux barbelés »7
Vocance pensait au départ intituler son recueil « les cents vues de la guerre » par référence au 36 vues du mot Fuji, série d'ukiyo-e du peintre japonais Hokusai. Outre la relation couramment établie entre le haïku et l'ukiyo-e, le poète place d'emblée sa poésie comme le résultat du mécanisme de la vision. Le terme vision peut renvoyer à 3 définitions. Tout d'abord, celle de la perception visuelle du monde, ce bref instant durant laquelle apparaît une image. Nous étudierons ainsi la brièveté, atteinte grâce à un système d'ellipses temporelles et stylistiques, qui amène l'auteur à raconter un instant, ce que Paul Louis Couchoud appellera en parlant du haïku « une surprise de l'oeil ».
Le terme vision peut aussi renvoyer à une conception personnelle des choses : le poète nous donne un témoignage en utilisant divers registres dont notamment le comique ayant une fonction argumentative et idéologique. Enfin, les visions peuvent aussi définir des hallucinations, une perception surnaturelle du monde : le poète, par un système métaphorique et un champ lexical proche du fantastique, nous offre une vision expressionniste de la guerre, cet axe d'étude concluera notre travail.
Vocance conserve la forme du tercet qui permet de fixer en une brève vision les scènes d'horreur et de marquer la mémoire des lecteurs. Il ne retient cependant pas la règle stricte du mètre des haikus japonais, 7/5/7 syllabes, difficilement applicable en langue française, et préfère recourir plutôt à la rime ainsi qu'à des anaphores, répétitions et échos sonores. Vocance, au sein du groupe des poètes français pratiquant le haïku, a été ainsi classé du côté de ceux «qui délaissent le mètre au profit de la rime» 9
On ne peut pas pour autant en dégager une application systématique, ces procédés stylistiques issus de la tradition poétique française n'apparaissant que ponctuellement dans Cent visions.
A cette brièveté de la forme correspond la brièveté de la scène décrite. En effet, la très grande majorité des Cent visions font coincider le temps du récit avec le temps de la diégèse. Cette égalité entre les segments narratifs et les segments fictifs font des tercets un récit isochrone dans lequel la durée de l'histoire est égale à la longueur du récit. Par là, Vocance s'éloigne de l'esthétique symboliste pour se rapprocher de l'idéal réaliste de la « scène ».
Dans le haïku suivant :
Dans ses yeux déjà voilés
l'affreux souvenir a passé
de la femme et des petiots
La forme courte permet ici une narration simultanée à l'évènement et donne l'illusion chez le lecteur d'assister au passage de la vie à la mort. La forme courte n'est donc pas seulement une structure poétique, elle permet de rendre compte d'un instantanée et dans ce contexte de massacre de masse qu'est la 1ère guerre mondiale de rendre compte de la fragilité de la vie et de la mort imminente qui guette les combattants. La poésie de Vocance rejoind là la notion japonaise de sabi, faire naitre chez le lecteur l'émotion par le spectacle de la fragilité et l'inconstance de toute chose et notamment de la vie humaine.
On retrouve cette même coincidence entre le temps du récit et le temps de la lecture dans le haïku suivant qui fait revivre chez le lecteur ce court instant durant lequel un obus menace de s'écraser :
Sur son chariot, mal graissé,
l'obus très haut, pas pressé,
au-dessus de nous a passé
Nous sommes en face de ce que Barthes analysera dans ses derniers écrits à propos du Haïku comme la « conjonction d’une “vérité” (non conceptuelle, mais de l’Instant) et d’une forme10. »
Pour arriver à cette isochronie quasi parfaite, outre la forme du tercet, Vocance a recours à des procédés stylistiques fréquemment utilisés dans les haïkus et qui participent à l'effet de brièveté, procédés que l'on peut rattacher à l'ellipse : asyndète, notamment le retrait des conjonctions, paratoxes, la juxtaposition de phrases sans mot de liaison, suppression des articles, pronoms personnels non référencés. Ainsi dans ce haïku qui combine asyndète et paratoxe :
Couleuvres acides
Ferraille aiguë
Tympan fourbu
A ces ellipses stylistiques, on peut ajouter des ellipses temporelles explicites et implicites qui participent elles aussi de la brièveté et permettent non pas de faire se rejoindre temps du récit et temps de l'histoire mais au contraire de balayer un vaste champ temporel ou bien de raconter en 3 lignes un événement de longue durée. Dans le haïku suivant, Vocance utilise les marqueurs temporels comme amplificateurs de la gradation du danger et de la destinée fatale des soldats.
Hier sifflant aux oreilles
Aujourd'hui dans le képi
Demain dans la tête
Dans celui ci,
Les cadavres entre les tranchées
depuis 3 mois noircissant,
ont attrapé la pelade
l'analepse, qui d'ailleurs par sa amplitude trimestrielle réduplique la forme du tercet, rejoint le temps de l'énoncé pour finalement créer un effet comique par une chute inattendue et paradoxale.
Vocance fait aussi appel à des ellipses temporelles implicites où dont la déclaration ne se fait que par l'intermédiaire de points de suspensions, conjonction temporelle qui fait office de Kiraji, de mot césure :
Ils ont des yeux luisants
de santé, de jeunesse, d'espoir...
Ils ont des yeux de verre
A travers ces exemples, nous rejoignons les constats déjà établis sur le lien entre le genre du haïku, l'écriture du fragment et les procédés elliptiques : « l'écriture fragmentaire (...) permet aux haïkus (...) de se lire comme un genre du discontinu, voire de l'inachèvement, en tout cas de la suspension et de l'ellipse »11.
Cette mise en avant de la brièveté nous oblige à apporter une distinction entre la forme courte du haïku et la brièveté du signifié, de différencier le court du bref. La forme du haiku, comme l'a souligné Jean Aubert Loranger,« a au surplus ceci de particulier qu’elle est à la fois courte et brève. Court est une marque typographique, physique en somme, de la longueur d’un texte (tel texte apparaît court en regard d’un autre plus long) alors que la brièveté est une marque d’énonciation dont l’enjeu principal est discursif. » 12
Quel est donc cet enjeu discursif des Cents visions ? La brièveté, en tant qu'énonciation, installe le poète dans un nouveau mode historique du sujet, non plus celui du poète qui décrit le monde à travers un prisme poétique, qui subsume et donne à voir le surnaturel (symbolisme) ou la beauté (Parnasse) du monde, ou encore le poète qui exprime ses états intérieurs via la description du monde (Romantisme) mais un poète qui rend compte d'un instant d'horreur durant lequel l'aburdité du monde se fait jour.
Deux types de temporalités sont donc distinctes dans Cent visions. Une temporalité qui, par l'intermédiaire de la forme brève du haïku permet de faire coincider temps du récit/temps de l'histoire/temps de la lecture, procédé qui permet de raconter un instant. Un système d'ellipses temporelles implicites et explicites permet quant à lui d'élargir l'amplitude et la portée temporelles des haïkus, élargissant ainsi les perspectives du discours sur la guerre, avec ses conséquences fatales à court et long terme. Ces procédés sont innovants et renouvellent totalement le champ de la poésie : « Tristan Tzara and other dadaïsts were gaming with punctuation and nonsense syllables, and Louis Ferdinand Céline later deployed this sort of ellipsis and onomatopoeia apropos of war . But Vocance used the brevity of the tercet to enhance the effect of all such techniques, which he first conjoined and refined in his japoniste collection, « Cent visions de guerre »13
A ces temporalités se superpose l'esquisse d'un récit linéaire. En effet, dans cette succession de tercets, on peut dégager une mise en récit et distinguer 2 espaces/temps différents qui respectent l'ordre chronologique, celui de la guerre et celui de l'après guerre qui se succèdent, ce que Vocance nomme dans une des dernières visions « Deux civilisations».
En effet, les derniers tercets laissent entrevoir l'après guerre de ces combattants
Vieux briscard,
Aux champs retiré,
mais que l'après guerre lamine
Nous avons donc bien un avant et un après, deux chronotopes qui se succèdent, un récit se fait jour dans cette succession de tercet. Mais ces 2 cadres spatio temporels ne sont malheureusement pas hermétiques l'un à l'autre et la guerre continue son ouvrage et contamine l'après guerre. La guerre sera toujours présente chez ces combattants, plus rien ne sera comme avant.
Dans ces visions, l'auteur alterne les différents types de focalisation, externe et interne voire même une focalisation zéro.
Dans certaines visions, le poète enregistre les événements qui se déroulent devant lui sans aucune interprétation subjective ou appréciation, il prend uniquement en compte ce que l'on en perçoit de l'extérieur :
Il a lu la lettre de l'écolière
Il a bien regardé son nom
Il a dit que ce n'était pas pour lui
Dans ce haïku, le lecteur n'a pas accès aux sentiments, émotions ou pensées du soldat. Le poète retranscrit cette scène en trois temps qui correspondent à chaque vers : lecture de la lettre, vérification du destinataire, paroles au style indirect. L'auteur est alors un témoin objectif dont le point de vue est strictement limité aux perceptions visuelle et auditive et qui constate du dehors ce qui se passe.
C'est cette focalisation externe qui a amené les critiques à mettre en parallèle la poésie de Vocance avec le cinéma naissant. Tout comme une caméra, le poète se contente d'enregistrer les évènements : « In his essay the only analogy that Couchoud could adduce for such texts in Europe was film. Only early cinematic jerking images, from a swiftly moving impersonal camera seemed comparable to such « poésie discontinue »14
Cette caméra s'attarde cependant sur certains personnages et décrit ce qu'ils peuvent vivre et ressentir : « le vieux briscar (...) que la guerre lamine » ; le soldat agonisant qui voit défiler « le souvenir (...) de la femme et des petiots ». Les informations données coïncident alors avec le champ de conscience d'un personnage, définissant ainsi une focalisation interne variable. Autrui est accessible en son être à travers le sentiment collectif qui naît de la guerre. La conscience de groupe, l'appartenance de l'auteur aux régiments de soldats l'autorisent à donner des visions collectives, le poète sachant tout de ses personnages et pénétrant leurs pensées les plus intimes, la peur, le désespoir : « gris dans les coeurs résignés » ; « la mort dans le coeurs, l'épouvante dans les yeux » ; « les hommes ont le cafard ». Le poète s'assoit ici dans son rôle de porte parole.
Cette alternance de focus entraînent une multiplication des pronoms : « au dessus de nous » « autour de lui » ; « il a lu » ; « ils se sont élancés » ; « ils sont des yeux luisants » ; « il gigote » ; « je l'ai reçu dans la fesse » ; « tu es un héros » ; « ils ont les poses écroulés » ; « ils avalent goulûment » ; « mais nous tenons tellement de place » ; « il s'assit ». Le réprésentant référentiel de ces pronom n'est jamais nommé, cependant le lecteur peut aisément inférer le référent au vu du contexte : les soldats dans leur collectivité et leur individualité. Ce sont des anonymes, des groupes qui constituent les personnages des haïkus de Couvance. Le seul héros « visible », anti héros naturellement, est le narrateur. Quelques figures surgissent, objets de portraits pathétiques : un « cuisinier », une petite fille manchot, un vieux soldat,...A cette disparition des référents répond la disparition de l'auteur derrière un « nous », un « on » ou des formules impersonnelles : « sentir que tout l'être s'effondre dans la faim, le froid, la peur » Vocance s'inscrit dans l'héritage du haïku japonais qui prône une poésie derrière laquelle l'auteur disparaît.Cette disparition des référents participent à l'esthétique de la brièveté et instaure un rapport particulier du lecteur au texte. En effet, un travail d'interprétation est exigé du lecteur, qui se doit de combler ces blancs sémantiques. Dans les 2 haikus suivants :
Hier sifflant aux oreilles,
Aujourd'hui ans le képi,
Demain dans la tête
Parmi ces débris, ramassez
ce qui peut être encore utilisé.
Vous laisserez le reste
Le lecteur se doit d'effectuer un rapprochement, ce qui siffle, ce sont des balles, ce qui reste d'inutile, ce sont les cadavres des soldats. L'auteur s'est refusé à les nommer et laisse le soin au lecteur d'interpréter. Ces deux haikus sont donc construits autour de termes non référencés, de même que le haïku japonais est traditionnellement construit autour d'un mot saison. Le registre des termes de la poésie de Vocance relèvent eux de la guerre, de la mort, ils ne sont pas nommés, restant dans le domaine de l'innommable, l'indicible.
Mais l'utilisation de ces pronoms s'inscrit surtout dans une stratégie de multiplication des registres. Comme l'a souligné Jackobson, « La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la fonction référentielle ; la poésie lyrique, orientée vers la première personne, est intimement liée à la fonction émotive ; la poésie de la [deuxième] personne est marquée par la fonction conative, et se caractérise comme supplicatoire ou conative, selon que la première personne y est subordonnée à la deuxième, ou la deuxième à la première 15». Dans les Cents visions, nous retrouvons ces orientations : le « je », le « nous » et le « tu » associé au registre lyrique, le « il » et le « ils » pour le registre épique, dramatique et pathétique. Mais le registre dominant de ces visions reste le comique, et plus précisément, la sous catégorie du tragi comique.
C'est ici vraiment le royaume des ombres
errant à tatons
dans l'éternelle nuit
Echappé de la lune sanglante,
Sous la lampe du soir
me réfugier près de toi
Ce lyrisme, qui permet l'adhésion du lecteur, a été reproché à Vocance « many of these visions are rather grandiose and sentimental »16 . Cette critique semble peu fondée car nous verrons par la suite que ce n'est pas le registre lyrique qui domine Cent visions et que celui ci est souvent contrebalancé par le comique.
L'effroi et la fascination qu'éprouve le lecteur fasse à la description des horreurs vécus par le poète relèvent pour l'essentiel des registres dramatique et pathétique.
Le poète met en scène la menace et la destruction et n'hésite pas à faire intervenir le suspens, caractéristique principale du registre dramatique :
En plein sur les travailleurs
la lumière du projecteur
les fait se jeter à terre
Ce dramatique tourne parfois au pathétique, les haïkus suscitent alors chez le lecteur une émotion violente, douloureuse.
Petite fille au bras fauché,
pourquoi jouais tu ainsi ?...
Tu pouvais être mienne...
On retrouve condensé en 3 vers les procédés liés au pathétique, une image forte, celle d'une enfant au bras arraché, une phrase interrogative qui exprime toute l'incompréhension, la révolte, et finalement, l'expression de la souffrance, du sentiment violent, du regret.
Bien que refusant de célébrer la grandeur des soldats combattant pour la France, certains des haikus montrent des figures qui dépassent l'humanité ordinaire et atteignent ainsi une dimension épique :
Dans un trou du sol, la nuit,
En face d'une armée immense,
Deux hommes.
Les personnages des visions se retrouvent même plonger dans des situations tragiques, luttant contre des éléments qui les dépassent :
Terrés dans nos cagnas,
L'ouragan tournoyant de fer
Ne nous atteindra pas
Cependant, l'auteur refuse de céder à l'admiration qui devrait logiquement découler de ces situations vécus par les soldats luttant pour une cause perdue. Comme dans la vision précédente, les espoirs des soldats, qui pensent pouvoir échappés aux déferlements de bombes en se réfugiant dans un trou de terre, sont tournés en dérision. Tout comme dans le haïku japonais, la fragilité de la condition humaine est ici ironiquement rappelée.
Ces différents registres sont contrebalancés par le comique qui domine et souvent désamorce toute tension vers le dramatique ou l'épique.
Couvance a conservé du haïku la structure bi-partite au service de la surprise. Le dernier vers constituant le plus souvent 2 des 3 formes que peuvent prendre les procédés stylistiques issus de l'épigramme classique : la chute, c'est à dire l'expression surprenante placée en fin de discours par le rapprochement de situations ou reprises de termes. Comme dans le haïku suivant qui oppose une attitude gourmande face à un repas pour le moins repoussant :
Au petit jour,
Ils avalent goulûment
La soupe froide
On retrouve aussi la pointe, la mise en relief d’un rapport inattendu entre deux idées par le rapprochement insolite de deux mots.
Ma tête à peine rentrée,
Un moustique siffle soudain
la crête de terre s'éboule
Dans ce haïku, la métaphore filée de la balle assimilée à un moustique par analogie avec le bruit de sifflement, le vol et la piqûre, est poussée jusqu'à son absurdité dans le dernier vers qui dans une pointe, fait rentrer la métaphore dans le réel. Le poète, face à la guerre, rend dérisoire toute métaphorisation du réel via la poésie.
Dans les haïkus de Couvance, le dernier vers prend le plus souvent la forme d'un contrepoint ironique qui oblige à une relecture et réinterprétation des 2 premiers verts ou bien qui tourne en dérision les tensions vers le lyrisme, le tragique ou le dramatique des 2 premiers vers.
On rejoint alors les procédés du tragi-comique, cette alliance d'un événement à la fois grave et comique. Ce ressort comique, qui sera si souvent utilisé dans le théâtre de l'absurde de Beckett et Ionesco, a été mis à jour pour la première fois par les dadaïstes revenant du front de la guerre 14-18, eux aussi adeptes des épigrammes. Couvance rejoint là l'esthétique dadaïste de son époque :
Retenu par le poids du sac, à la renverse
Sur la pente gluante,
Il gigote, hanneton comique et pitoyable
Cette situation dramatique d'un soldat pris au piège du sol et de son sac à dos présentée dans les 2 premiers vers vire au burlesque dans le troisième avec le commentaire acerbe du poète « comique » et « pitoyable » et le rapprochement métaphorique du soldat avec un insecte.
Vocance fait parfois dans le pathos et le lyrisme, par contre, tout comme dans le haiku traditionnel japonais, on retrouve l'auto dérision du poète, le Basho, cette distance critique et ironique. Lorsque le « je » apparaît, il est immédiatement moqué : « Je l'ai reçu dans la fesse Toi dans l'oeil Tu es un héros, moi guère »
Ce témoin se met au service d'une idéologie, celle du refus de la guerre, du pacifisme, le comique ayant alors une fonction argumentative : convaincre le lecteur de l'absurdité et de l'horreur de la guerre.
Ces Cent visions sont en effet une description de la guerre dans sa triste réalité sordide, aucune héroïsation ou mise à jour de comportement extraordinaire, nous sommes loin de la guerre du XIXème siècle qui était l'espace/temps privilégié pour se transcender à travers un comportement héroïque et atteindre ainsi la gloire. Dans cette première guerre du XXème siècle, les hommes se révèlent lâches et peureux : « le guetteur trébuche sur un cadavre » «et aussitôt, il se « repli vers la tranchée » ; les soldats ont « la mort dans le coeur » et « l'épouvante dans les yeux » ; « tout l'être s'effondre dans la faim, le froid et la peur ».
La guerre est plutôt le lieu d'une régression de l'homme, d'un retour à l'animalité la plus brutale et la plus instinctive :
Soldat des tranchées,
Homme des bois,
Gorille originel.
Un espace temps dans lequel les conventions n'ont plus court, les tabous sont brisés : le respect des morts et les funérailles n'ont plus cours : « On ne t'enterrera, combattant que pour que ta charogne n'empoissonne pas les vivants » ; on assiste à un retour symbolique au cannibalisme :
Des arrivages de chair,
Bien fraîche, toute préparée,
Pour cette nuit sont signalés
Cette perspective idéologique prend même une dimension socio-politique, cette conscience politique s'attaque alors à la situation protégée et enviable des officiers face à la triste condition des soldats, comme dans le haïku suivant où le portrait satirique du cuisinier permet une critique indirecte, probablement en raison des risques de censure, de la vie facile des officiers :
Le teint fleuri,
Le ventre déboutonné :
Cuisinier des officiers.
L'univers des tranchées est un enfer « c'est ici vraiment le royaume des ombres ».
Le paysage est dominé par la tranchée, cette exacavation qui préfigure la tombe et annonce l'enterrement, le retour à l'organique, le pourrissement. Le narrateur et les personnages évoluent dans un monde tellurique : « tranchées » ; « terre » ; « sillon » ; « sol » ; « terrés » reviennent régulièrement pour dresser le lieu de l'action. La terre, tradionnellement symbole de la mère nourricière, est désormais retournée à l'état de chaos, le sol est ébranlé, criblé de trous, en mouvement, battue, et réclame des sacrifices humains :
La mort a creusé sans doute
Ces gigantesques sillons
Dont les graines sont des hommes
L'espace est devenu un vaste cimetière : « les cadavres entre les tranchées » ; on « trébuche sur les cadavres » ; on marche « dans les vertèbres du cheval mal enfoui ». C'est de la terre, de cet espace minimum où végétaux, animaux, toute forme de vie est absente, que va surgir la mort et la destruction : « des croix de bois blanc surgissent du sol » ; « avec la terre leurs corps célèbrent des noces sanglantes ».
A cette préeminence de la terre répond la disparition du ciel et de la lumière : « un trou d'obus a gardé tout le ciel ». C'est un monde monochrome, le royaume du « gris », de la « cendre », de la « fumée » ; de «l'éternelle nuit ». Les seules lumières qui existent encore proviennent des armes (« les rafales de nos canons allument la vision », vaticinent la mort (« troués de brusques lueurs ») et effraient les soldats : « une belle lueur !...les mains aux paupières pour se protéger » ; « la lumière du projecteur les fait se jeter à terre »
C'est au coeur de cette absence, de ce néant que tout événement et toute figure va pouvoir prendre un relief particulier. Les choses et les êtres vont atteindre une plénitude d'existence alors même qu'ils sont menacés de mort et de destruction. Un théâtre d'ombres va pouvoir se déployer.
Dans le haïku japonais, les termes concrets s'effacent devant la signification symbolique, se rapprochant alors d'une pensée allégorique, d'où un système de personnifications, métaphores et synecdotes. Le poète japonais Kobayashi Issa notamment faisait « un emploi fréquent d'expressions métaphoriques (il s'agit principalement de personnifications et de « déshumanisation », qui tendent à mettre l'homme au niveau de toutes les autres créatures »17.
Vocance utilise lui aussi ces procédés et fait un emploi très fréquent de synecdoques et métaphores, de personnification et de déshumanisation. Avec la synecdoque, il va rendre compte des soldats et du narrateur, avec les métaphores, il va personnifier les armes pour mieux déshumaniser les soldats.
Jamais l'homme n'est évoqué dans sa totalité physique et mentale, le poète préférant déployer tout un champ lexical du corps sous forme de synecdoques : « la chair » ; « les corps » ; « les coeurs » ; « ma peau » ; « ses ongles » ; « mon pied » ; « la tête » ; « les yeux » ; « tympan » ; « les mains » ; « les paupières » ; « son oeil » la « gorge ».
Les corps dans Cent visions sont déchiquetés, démembrés, des organes sont doués d'une vie propre (« sa main pense je crois »). Fragmentation du corps et disparition de l'âme, corps explosé, amputé, démembré, ces synecdoques marquent la disparition de l'homme. Ce corps même tend à disparaître, arrétant définitivement la fin de l'homme :
Préparés pour les sarcophages,
De blanc tout emmaillotés :
Ni mains, ni pieds, ni visage
Ces soldats réduits à des corps disloqués annoncent les dépouilles sur lesquelles le travail de pourrissement, ultime paradoxe de la vie, est encore présent et rend encore plus confus la distinction entre le vivant et le mort : « les cadavres (...) noircissant » ; les « corps déteints » ; « un cadavre verdissant ». La barrière vivant/non vivant est désormais rompue :
Par la fatigue écrasés,
Ils ont les poses écroulées
des cadavres de la plaine.
Cette utilisation de la synecdoque si caractéristique de la littérature réaliste est combinée à un système métaphorique relevant lui plutôt du champ de la poésie. En effet, à cette fragmentation du corps et cette dépersonnalisation de l'homme répond une animalisation et personnification des machines de guerre : «les balles (...) ne pourraient jamais se débrouiller» ; «l'obus (..) pas pressé» ; les balles sont «des moustiques» ; «les obus roulant comme des gosses» ; «lama qui s'irrite, un 77 souffle ses crachats» ; «les éclats de chats en colère des Minenwerfer» ; «une mitrailleuse ensanglantée, avant de mourir».
On assiste à une inversion des rôles, les humains réduits à l'état de machine organique face à des machines doués de raison, de sentiments et de vie. De même qu'on ne distingue plus les vivants des morts, on ne distingue plus l'humain de la machine. Dans ce carnaval funeste, les privilèges sont accordées à la machine, désormais plus utile que l'homme : « parmi ces débris, ramassez ce qui peut être encore utilisé. Vous laisserez le reste »
Cet univers de la violence latente et partout présente, ce déclin et cette disparition de l'homme, la mort qui rôde dans la nuit, ces paysages cauchemardesques, l'impossibilité de toute transcendance, l'avenir de l'homme résidant désormais dans la pourriture et la putréfaction, cette projection d'une subjectivité qui déforme la réalité pour donner à voir des visions angoissantes d'hommes décomposés, ce monde industriel qui accouche de machines à tuer, la poésie de Vocance s'inscrit définitivement dans l'expressionnisme de son époque. On pourrait par exemple rapprocher Vocance du poète expressionniste autrichien Georg Trakl. Nous rejoignons là les constats établis par Jan Walsh Hokenson : « Vocance was working in a different aesthetic when he plied the Japanese affective lyric with the horror of war. The long mimetic tradition was changing rapidly in the 1900s and1910's, under the assault of Futurists and Dadaists whose willfull irrationalism exploded containing ideas like so much noise. For Vocance (...) the haiku was not a conventional genre laden with moribund traditions but an outlaw form, indeed little more than a form and a method, which seemed to participate in an aesthetic of meaninglessnessn in an impersonal word without God, idea, or even reason, without transcendence. It interprets nothing. No poetic form in 1915 seemed so accessibly anti-Christian and anti Cartesian »18
Cependant, ces Visions n'ont pas seulement pour but d'inspirer une réaction émotionnelle chez le lecteur, ce qui lui permet d'éviter l'expressivité grandiloquente et les thèmes décadents qui fûrent reprochés à l'expressionnisme. En conservant des procédés réalistes et en n'hésitant pas à utiliser un humour absurde proche du dadaïsme, Vocance dépasse le lyrisme et le pathétique pour véritablement atteindre le poétique.
La fortune du haïku écrit dans des situations de détresse ou de guerre s'est poursuivie durant ce XXème siècle sanglant et belliqueux. Très loin de la vision d'une forme poétique Zen, détachée du monde et de ses réalités, le haïku a alors une fonction catarthique. Je renvoie notamment aux haïkus de Robert Wilson, ancien combattant américain au Vietnam et dont le recueil Vietnam Rumination alternent souvenirs et haikus. En voici 2 exemples.
This lanternless night, bullets or raindrops ?
bamboo stakes, dipped in excrement, both left a trail
wait for brown boots that Fall
On peut lire l'intégralité de son oeuvre dans la world haiku review, au lien suivant :http://www.worldhaikureview.org/
Dragan J Ristic, né en Yougoslavie, a lui aussi écrit une série de haïkus, Haikus from air-raid Shelter, en 1999, année durant laquelle sa ville fut plusieurs fois bombardée :
kruze avioni - bombers are circling -- les bombardiers tournent
komsija zabrinuto - the neighbour worries - le voisin s'inquiète
govori o kisi - about the rain - de la pluie
buljim u ekran - staring at the TV - planqués devant la télé
pri svetlosti svece - by candlelight --à la lueur d'une chandelle --
udaljen zvuk - a distant sound - rumeur lointaine
On peut lire ses haikus au lien suivant : http://www.tempslibres.org/tl/fr/action/dracdr.html
Mais c'est avec Haïkus de Prison de Lutz Bassman, pseudonyme d'Antoine Volodine, que la continuité d'avec la poésie de Vocance est la plus nette. La poésie de 2008 rendant compte des déportations, des guerres ethniques ou de civilisations rencontre alors la poésie née de cette guerre 14-18 qui mit fin à la belle époque et inaugura le XXème siècle. Pour conclure cette étude et annoncer la prochaine, la post face de Haïkus de prison résume parfaitement ce que nous avons essayé de dégager à propos de la poésie de Vocance : « Le monde est devenu plus rude. On ne peut plus comme avant contempler les fleurs des cerisiers ni philosopher avec des amis autour d'une coupe de vin. Désormais, quand on regarde les nuages, c'est à travers les barbelés. Quand on s'endort, c'est dans la promiscuité et les mauvaises odeurs. Plus rien n'est paisible. La poésie persiste en dehors des circonstances, l'humour et le détachement continuent à ordonner l'existence, mais la voix s'éraille. La voix ne cherche plus à faire preuve d'élégance. Celui qui parle veut surtout, avant d'être brisé, apporter son témoignage. »19
1. Bertrand Agostini, (2001), The development of french haiku in the first half of the 20th century : historical perspectives, Modern Haïku, volume 32.2
2. Jan Walsh Kokenson, (2004), Japan, France, and East-West Aesthetics : French Literature, 1867-2000, Fairleigh Dickinson Univ Press, p 259
3. René Maublanc, (1923), Le Haïkai français, Le Pampre, n°10-11, p 10
4. René Maublanc, op. cit, p 11
5. René Maublanc, ibid.
6. Paul Louis Couchoud, Sages et poètes d'Asie, cité dans Jan Walsh Kokenson, (2004), Japan, France, and East-West Aesthetics : French Literature, 1867-2000, Fairleigh Dickinson Univ Press p 259
7 Alain Kerven, (2000) Julien Vocance : des haïkus à propos de la guerre de 14-18, http://www.tempslibres.org/tl/fr/action/vocance.html
8Nathalie Froloff, (2006) Paulhan et les formes nouvelles d'écriture de la NRF, La Nouvelle revue française de Jean Paulhan : (1925 - 1940 et 1953 - 1968) : actes du colloque de Marne-la-Vallée (16 - 17 octobre 2003) par Jean Yves Guérin, Editions Le Manuscrit, p 74
9Nathalie Froloff, ibid, p 72
10 Roland Barthes, La préparation du roman. Notes de cours et séminaires au Collège de France 1978-1979 et 1979-1980, édition Nathalie Léger, Paris, Seuil-Imec, 2003, p. 53
11Nathalie Froloff, ibid, p 77
12 Luc Bonenfan (2005) Jean-Aubert Loranger : Le miroir oriental de la bibliothèque française »
Voix et Images, vol. 31, n° 1, p. 61-74.
13 Jan Walsh Kokenson, ibid, p 261
14 Jan Walsh Kokenson, ibid, p 261
15 Roman Jackobson, (1963), « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, p. 219
16 William J. Higginson, Penny Harter, (1989) The Haiku Handbook : How to Write, Share, and Teach Haiku , Kodansha International, p 49
17 Seegan Mabesoone, (2004) Isa redécouvert, essai de poétique comparée, conférence prononcé en 2004 à l'occasion de l'Assemblée Générale Internationale du Haïku
18 Jan Walsh Hokenson, ibid, p 260
19 Lutz Bassman, (2008) Haïkus de prison, éd Verdier, postface.
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